"Dieu en a fait un simple d'esprit, la Science en a fait un Dieu". Le slogan du Cobaye résume à ui seul l'histoire incroyable de Jobe, un idiot du village condamné à tondre les pelouses toute sa vie. Mais Jobe rencontre son sauveur, un scientifique employé par l'Armée, un inventeur de génie qui l'entraîne dans un voyage au fond de sa pensée, dans une odyssée au-delà de la réalité. Bienvenue sur le terrain du virtuel, un monde parallèle qui permet de donner corps à la pensée, aux fantasmes, à la rêverie, à tout ce qui vous passe par la tête et qui reste à l'état de visions fugaces. Une expérience révolutionnaire, unique dans les annales cinématographiques. Et Tron alors ? Un gadget en comparaison, un peu rigide, où Jeff Bridges se promène à l'intérieur d'un jeu vidéo et contourne plus ou moins astucieusement les pièges du programme informatique... Dix ans après Tron, Le Cobaye creuse plus profond le terrain de l'înédit ; il intègre dans sa fiction des images généralement réservées à des exposés de la Nasa, à des courts-métrages expérimentaux, à des spots publicitaires avant-gardistes. Aujourd'hui, nanti d'un budget modeste à l'échelle hollywoodienne (10 millions de dollars), Le Cobaye fait un pas en avant dans le domaine d'un cinéma ignorant le sens du mot impossible...
Au départ du Cobaye, il y a une nouvelle de Stephen King. Très courte, sept pages. "Les gens qui en avaient acheté les droits sont venus à ma rencontre pour me demander s'il était possible d'en tirer quelque chose. L'histoire originale raconte comment un type en arrive à se faire poursuivre par une tondeuse à gazon. Une intrigue vraiment très mince. Apparemment, il n'était pas concevable d'en extraire un scénario" admet le réalisateur Brett Leonard, jeunot que les amateurs de séries B barges et gore ont repéré avec le gouleyant Re-Animator Hospital, lequel n'a en fait rien à voir avec Hebert West et Lovecraft. Il s'agit seulement là du titre français malin de Dead Pit, l'histoire d'un toubib déglingué trépanant ses patients contre leur gré. Il en résulte une cohorte de zombies verdâtres fluorescents traquant une jeune femme dans un hôpital. Du tout bon. "En élargissant les limites du récit, nous sommes néanmoins demeurés dans le cadre habituel aux récits de Stephen King. Nous avons imaginé une petite ville de province dans les tonalités d'une Amérique gothique. Bien sûr, Le Cobaye comprend de nombreux effets spéciaux, mais le film gravite surtout autour des personnages comme le font tous les livres de Stephen King". En l'occurence autour de Jobe Smith, un homme d'une trentaine d'années doté de l'intellect d'un gamin de six ans et du Dr. Angelo, chercheur fouinant là où il ne fait pas bon mettre son nez. Volontaire d'office, Jobe Smith, bourré de drogues et revêtu d'une combinaison métallisée connectée à un ordinateur, expérimente les thèses d'Angelo. Placé au centre d'une sphère, il pénètre d'abord le CyberBoogie, un Disneyland informatique, et goûte aux plaisirs illicites du CyberSex, un Disneyland pour adultes avertis seulement. Là, Jobe peut, à loisir, tester toutes les positions érotiques possibles et imaginables en compagnie de la plus jolie fille du patelin. Seulement, voilà, les recherches sur le développement de l'intelligence dérapent et échappent au contrôle d'Angelo. Désormais doué de raison, Jobe évolue dans le mauvais sens ; il tue, par l'intermédiaire des images virtuelles, ceux qui l'ont autre-fois ridiculisé. On y revient, au bon vieux thème d'Icare se brûlant les ailes de cire en approchant de trop près le soleil. Et d'Icare au mythe de Frankenstein, il n'y a qu'un pas à franchir. Frankenstein, l'aristocrate dément qui joue à être Dieu, qui marche sur les plates-bandes du grand barbu, là haut sur son nuage, qui crée un monstre rêvant d'autonomie et qu'il devra détruire. Comme Angelo intervenant contre Jobe.

Elles sont nombreuses les boîtes d'effets spéciaux, d'informatique, à avoir apporté leur concours au Cobaye. L'une d'elles, Angel Studios, peut se vanter d'avoir réalisé huit minutes absolument extraordinaires, principalement dues à Scenix, un programme sur ordinateur. Brad Hunt, son inventeur, et quatre autre animateurs, tiennent ainsi les rênes du film. Leur fleuron : CyberJobe, alter ego virtuel de Jobe, le simple d'esprit incarné par Jeff Fahey dans la réalité. L'opération qui consiste à transformer le comédien en créature artificielle passe d'abord par l'étude maniaque de 70 photographies. Pris sous tous les angles, sous toutes les coutures, variant au maximun les expressions faciales, Jeff Fahey fournit la matière première pour une réplique de lui-même. Les animateurs de Angels Studios lui demandent même de réciter tous les dialogues de CyberJobe afin de simuler très exactement le mouvement des lèvres. Cet enregistrement audio assure la transition entre le naturel et l'artificiel. Après quoi, les as du computer de Angel Studios gribouillent un dessin du visage du comédien, lequel croquis est introduit dans l'ordinateur. Jeff Hayes, un des animateurs, crée alors, sur son clavier, une armature squelettique reproduisant fidèlement tous les mouvements, corporels et faciaux, du vrai Jobe. Sur ce modèle animé, un autre animateur, Paul Lewis, dégrossit ce qui ressemble encore à un androïd pataud : il colorie la peau, dessine les cheveux, les dents, les yeux. La création de CyberJobe s'apparente étroitement à la sculpture : un modèle immobilisé, une matière première qui n'est plus de la glaise ou du marbre mais une animation en trois dimensions sur un écran.
"Nous voulions élaborer un personnage qui ne soit pas seulement beau à regarder mais qui puisse également soutenir une histoire, suivre les indications du metteur en scène, un personnage assez consistant pour que la transition entre action réelle et virtuelle soit parfaite et évidente" conclut le chef animateur de Angel Studios, Michael Limber. "Plus particulièrement dans Le Cobaye, la fluidité des mouvements et la souplesse des articulations comptent davantage que le réalisme d'une apparence physique". Le témoignage de Jill Hunt soutient surtout la phase CyberSex, séquence érotique, réalisée grâce à un programme baptisé "animation hiérachique". Ce procédé permet surtout la connexion parfaite des corps, une simulation de toute beauté. "Cette scène est plus suggérée qu'explicitement graphique. Entre deux ébats des amants cybernétiques, la caméra revient sur les humains reliés au CyberSex". Pour endiguer la froideur du matériau, pour ne pas choquer le spectateur et lui balancer zizi et foufoune cybernétiques en plein dans les mirettes, Angel Studios compense par des couleurs chaudes. "Imaginez que vous rentrez chez vous après une rude journée de travail et que, dès lors, vous vous plongez dans une réalité virtuelle. Plutôt que de vous servir un verre, de prendre un journal ou de regarder les informations télévisées, que diriez-vous de sexe virtuel ?" suggère Jill Hunt, chargée également de l'environnement "relaxant" du Cobaye.
Virtuose dans l'art de simuler le mouvement et de dupliquer les formes, Angel Studios sait aussi bâtir un environnement totalement préfabriqué, sans rapport avec le quotidien, une parcelle d'imaginaire douillette, confortable, anti-stress : le "relax environement". Jill Hunt, toujours elle, se place désormais en véritable peintre surréaliste. Ce simili-univers relax appelle au repos : des tâches fluorescentes recouvrant un sol secoué d'une houle permanente, des rideaux d'une espèce de lave multicolore en fusion, un paysage volcanique d'une beauté inouïe, des sphères en lévitation... Et là, dans cet Eden de synthèse, flottent les personnages. Des personnages métamorphosés dès que Angel Studio les engage dans le CyberBoogie, jeu informatique emprunté à Tron. Moitié-humains, moitié-bolides, ils filent sur fond de circuit intégrés, de formes géométriques. Nous sommes bien dans un flippeur géant et le joueur doit passer par trois paliers variablement complexes. Dans le premier, il se déplace à grande vitesse dans un tube aux dimensions du tunnel sous la Manche. Le survivant peut alors affronter la mort dans une immense chambre sphérique minée de gadgets speeds, imprévisibles et aux formes contondantes. Au finish, les finalistes ont vraiment peu de chance de sortir encore entier du "monde-tranchant". Ils continuent de glisser dans une large galerie hérissée de portes coulissantes qui sortent brusquement des parois, se referment, s'ouvrent comme des mâchoires prises de mouvements hystériques. Le CyberBoogie, ou les Intervilles du futur !
Les performances de Angel Studios ne constituent pas l'ensemble des effets spéciaux du Cobaye. Une autre compagnie informatique, Xaos, basée à San Francisco, prend en charge quelques unes des autres séquences du monde virtuel du Cobaye. Tandis que Angel s'appropie de longs passages en constant décalage avec la réalité, Xaos garde davantage les pieds sur terre en combinant étroitement prises de vues réelles et animations par ordinateur. "Par exemple, pour montrer Jobe quittant son environnement mental, nous filmons le comédien Jeff Fahey devant un blue-screen, procédé très classique. De là, son visage éclate en des milliers de particules et se reconstitue ensuite. Dans l'intervalle, le décor qui l'entoure change. Le spectateur remarque surtout le personnage explosant littéralement. De minuscules segments voltigent dans les airs, se dispersent. Pour ces effets spéciaux-là, nous avons mis à contribution des ordinateurs classiques spécialisés dans l'animation. Par l'intermédiaire de leur programme, nous concevons un environnement par étapes successives, puis nous y intégrons des figures en trois dimensions sans qu'on ait besoin d'intervenir sur ce qui a déjà été accompli". Tête chercheuse et pensante de Xaos, Helene Plotkin place ses prouesses à un niveau modeste. Et pourtant, il y aurait de quoi pavoiser. Dans la séquence où, pour la première fois, Jobe rencontre l'invention de Dr. Angelo notamment. "Vous voyez à l'écran des images générées par ordinateur de la main de l'acteur et comment celui-ci agit à l'intérieur du monde virtuel. C'est un peu comme se placer dans une salle de contrôle bourrée de moniteurs vidéo diffusant des choses incroyables". Pour son baptême du feu, Jobe goûte à une nouvelle façon d'être provoquée par les stimulations de son cerveau ; il assiste sur un écran de télévision au périple de sa main dans un autre univers. La suite le projettera en entier de l'autre côté du miroir. Au centre de cet impressionnant déploiement de savoir-faire et de technique de pointe, Le Cobaye inclut également des méthodes plus traditionnelles, comme le maquillage effectué par John Buechler, le père des Ghoulies et autres marionnettes généralement mal articulées. "J'interviens lorsque Jobe se métamorphose en créature purement cybernétique. Nous avons simplement construit une réplique du corps de Jeff Fahey d'après un moulage en silicone. D'après le moulage, nous façonnons alors un buste de cire rempli de câbles reliés à des manettes de commande. Quand le Dr. Angelo pose la main sur Jobe, alors dans un état physique proche de la statue de sable, celui-ci se dégonfle comme une baudruche" témoigne John Buechler, petit artisan de la prothèse au milieu des génies de l'informatique.
"Le Cobaye montre aujourd'hui à ses spectateurs ce qui sera courant dans cinq ans". En jouant ainsi les prophètes à court terme, Brett Leonard ne prend guère de risques. Déjà, l'armée américaine utilise ces images dans de petites mises en scène simulant des batailles et leurs multiples développements possibles. On annonce aussi du virtuel dans le spectacle télévisé, dans l'éducation. Angel Studios oeuvre actuellement dans les murs de l'Université de San Diego en vue de mettre au point le prototype d'un jeu vidéo utilisant les images virtuelles. Solopod, que ça s'appelle. Fin 1992, début 1993, MCA Technology, dans le cadre des attractions de la visite des Studios Universal, mettra un pied dans le 21ème siècle en expérimentant CyberArc, univers artificiel dans lequel le touriste, à l'aide d'un casque spécialement conçu et de gants métallisés, pourra assister à ses déplacements par écran 3-D interposé. D'ici qu'il soit réellement transporté dans le jeu, il n'y a pas loin.
"En cette fin du siècle, nous allons assister à de multiples rencontres entre le corps, la pensée et la machine. Le Cobaye met en scène cette mythologie. Contrairement à la Révolution Industrielle du début du siècle, dont les signes sont extérieurs, nous faisons désormais face à une nouvelle espèce de technologie pouvant influer de l'intérieur sur l'existence humaine, l'amener à se bonifier ou à se détériorer". En la matière, Le Cobaye affiche un pessimisme évident. Mais cette expérience cinématographique ne devrait plus tarder à empiéter sur notre quotidien.

Marc TOULLEC (Mai 1992)


 
 

 


 

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