AUX  FRONTIERES  DE  L'AUBE

Un sang nouveau pour les vampires!

Voilà un bon moment que le danger nous menace : les scénaristes sont une espèce en voie de disparition. Il serait bon d'envisager de les protéger, comme les koalas ou les baleines bleues, avant que leur extinction ne soit irrémédiable. Le jour où une action de ce genre sera tentée, Kathryn Bigelow et Eric Red trouveront largement leur place parmi les oiseaux rares.....

Dans Near Dark, ils défendent une conception du cinéma trop souvent négligée par les producteurs du monde entier : ils racontent une histoire et ils le font bien. Quel bonheur de constater qu'il existe encore des gens pour qui Fantastique ne rime pas obligatoirement avec effets spéciaux spectaculaires! Quelle joie de découvrir un film conçu par des adultes, pour des adultes, sans chercher à attirer les gamins des collèges au prix d'une auto-censure révoltante! Dans les films d'horreur de ces derniers mois, on avait presque oublié la couleur du sang, tant les créateurs s'ingénient à gommer toute violence afin de gagner les faveurs du jeune public. Kathryn Bigelow ne mange pas de ce pain là : son film est dur, très dur et elle ne se permet aucune concession dans les images qu'elle choisit de montrer. Même si Near Dark rappelle souvent Génération Perdue dans la base de son histoire (un jeune homme est confronté à un groupe de vampires qui l'initient à leur mode de vie), le traitement est tout autre. Les héros de Lost Boys évoquent une jeunesse dorée et insouciante qui apprécie son statut de créature immortelle comme la possibilité de se livrer à une surprise-party éternelle. Ceux de Near Dark sont des individus blessés par le temps, confrontés à de réels problèmes de survie. Ils sont sales, ne se soucient d'aucune mode vestimentaire et ne donnent pas l'impression de sortir de chez le coiffeur. Nous savons dès le début que nous nous trouvons face à des individus crédibles avec leurs forces et leurs faiblesses, pourvus de sentiments comparables aux nôtres : ils n'ont que peu de points communs avec les vampires de supermarché pour adolescents en mal de fantasmes sanglants. Il est certain qu'un film comme Lost Boys caresse le spectateur dans le sens du poil : il ne se sent pas choqué, ni menacé par ces jeunes gens bien mis et aseptisés. Near Dark, au contraire, offre des créatures véritablement dangereuses. L'absence totale de maquillage, dents pointues et lentilles de contact colorées, nous les rend plus présent, plus réalistes et donc infiniment plus inquiètants. Ils correspondent à des aspects de notre vécu quotidien et c'est pour cela que le spectateur se laisse tout de suite convaincre qu'il ne ferait pas bon les rencontrer au bord d'une autoroute : ils ont le côté agressif et indestructible des êtres traqués qui ne craignent plus la mort. Ce qu'ils ont perdu en folklore, ces prédateurs nocturnes l'ont gagné en fascination pure et en humanité. La grande force du film réside dans le fait qu'on ne nous les présente jamais comme des êtres totalement antipathiques et malfaisants mais plutôt comme les survivants d'une époque révolue. On ne peut s'empêcher de ressentir de la compréhension, voire de la compassion, lorsque Jesse lance un dernier regard à sa compagne avant de périr dans les flammes ou quand Hommer, homme mûr prisonnier d'un corps d'enfant, cherche désespérément une compagne...

Kathryn Bigelow traite un thème rabâché cent fois mais, loin de se contenter d'enfoncer des portes ouvertes, elle cherche à donner un ton nouveau au mythe.
Dans un premier temps, elle fait table rase de toutes les règles connues par le public afin de mieux le dérouter en lui faisant perdre tous points de référence. Par exemple, le terme "Vampire" n'est jamais prononcé dans le film : les créatures n'ont d'ailleurs pas grand chose à voir avec le personnage créé par Bram Stoker, modèle incontournable pour tous les réalisateurs, de Murnau à Badham. Les héros de Near Dark boivent le sang de leurs victimes, vivent la nuit et ne supportent pas la lumière du jour mais pieux et gousse d'ail ont été remisés dans le placard des accessoires oubliés. Les crucifix aussi ont été purement et simplement suprimés ce qui implique une notion véritablement révolutionnaire : les vampires ne sont plus décrits comme des êtres diaboliques victimes d'une terrible malédiction et poursuivis par les foudres de l'Eglise traditionnelle. Race à part, véritables prédateurs, ils tuent d'abord par nécessité, jouant avec leurs proies comme le feraient des chats sauvages avec de petites souris. Leurs seuls ennemis réels sont les forces de police qui les poursuivent mollement comme s'il s'agissait d'un gang de malfaiteurs des plus ordinaires : en Amérique, les tueurs sont monnaie courante et ceux-ci ne sont finalement pas plus meurtriers qu'un bon psychopathe...

 

Autre point profondément neuf, nous découvrons des vampires d'origine et de culture américaines. Les buveurs de sang européens sont toujours censés avoir traversé pays et siècles. Le chef de bande de Near Dark, l'énigmatique Jess, a vécu la Guerre de Sécession. Aux Etats-Unis, pays récent et sans histoire propre, un siècle constitue un laps de temps considérable. Le fait qu'il ait participé à un événement historique lui confère une autorité supplémentaire, une dignité d'homme expérimenté qui pousse ses condisciples au respect.

 

L'érotisme, constante du mythe, reste présent dans Near Dark mais il n'est jamais utilisé de façon systématique. Lorsque la jeune héroïne ressent du désir pour sa victime, nous assistons à une scène torride mais il est clair qu'elle ne cherche pas alors à se nourrir : elle veut donner à son amoureux le moyen de partager son existence nocturne. A l'opposé, lorsque la bande attaque les clients d'un bar, la violence atteint son paroxysme parce qu'ils ne sont pas considérés comme des objets sensuels.

 

A chaque instant, à chaque séquence, Near Dark surprend par l'intelligence de sa mise en scène. Là non plus, Kathryn Bigelow n'a pas cherché à s'inspirer des films de vampires classiques. Sa façon de filmer nous rapelle à la fois la dureté des "road movies" américains, l'âpreté de quelque western, ou même le charme angoissant du Nomads de John McTiernan mais certainement pas les délires gothiques de la Hammer Film. Une caméra très mobile caresse de superbes paysages mais elle parvient à les mettre en valeur au sein même de l'action sans jamais commettre l'erreur de nous livrer des "cartes postales" cinématographiques. Le montage et la bande-son, remarquables, prouvent, une fois encore, le professionnalisme de la réalisatrice et le soin qu'elle a apporté à chaque détail : les chansons imprégnent parfaitement les images en insistant encore sur le sentiment indescriptible de violence latente qui baigne l'ensemble du film. La direction d'acteurs est magistrale et l'on ne peut que souligner l'excellence des prestations de Lance Henricksen et Bill Paxton, toujours irréprochables dans des rôles taillés pour eux. Une seule réserve : le dénouement, assez invraisemblable. Near Dark est un si bon film que l'on aurait aimé qu'il soit, en tous points, parfait...

Caroline Vié (Novembre 1988)


 
 

 


 

Bruno Estragués ©